J’ai avalé mon histoire comme j’ai mangé la tienne, Poète, Sculpteur ou Peintre d’éternité au présent… Quel repas, dis-tu, avons-nous partagé ? À quand, et avec qui , le prochain ? On verra... On lira ... | Marie-Thérèse PEYRIN - Janvier 2015

Sylvie FABRE G

TEXTES SENTINELLES | Sylvie FABRE, Déconfinement de nos voix ©

Les porteuses d'eau Hervé Vernhes

Peinture d'Hervé VERNHES - Collection particulière

 

Déconfinement de nos voix

                                                                 

À ma fille et aux jeunes femmes poètes d’aujourd’hui     

                 

       Le temps est à la réclusion solitaire et chacun, même s’il la vit à sa manière, se tourne à un moment ou à un autre vers de brûlants compagnons, les mots, pour leur demander leur feu en secours. Ces invisibles visibles permettent en effet de se jouer des clôtures. Ils traversent les écrans, animent la matière des livres et habillent de présences la conversation – proche ou distante. Leur force, même entravée, a un poids ou une légèreté dans nos voix qui intensifie nos silences ou irrigue nos échanges. Mais si nous prenons tous la parole pour remémorer la vie au passé, pour commenter l’incertain présent ou  imaginer le futur, celle-ci nous est néanmoins accordée selon notre sexe et notre place dans la société. A l’heure de cette pandémie, hommes ou femmes nous analysons l’évènement, nous exprimons nos opinions ou, comme à l’époque de Boccace, nous racontons des histoires – et pas seulement grivoises - glanées au fil de nos expériences et selon nos imaginaires. Comme femme et poète, il me semble pourtant que persiste encore l’inégalité dans la puissance et la réception de nos voix.

       Après un énième échange de groupe sur Skype où la voix des hommes dominait, je suis revenue à la constatation de  l’enfance : temps passé, âge mûr et bien mûr, n’ont rien changé. Ainsi j’ai vécu et je vis encore une vie où la voix masculine fait autorité.  Cet apanage des mâles persiste à degrés divers dans ma famille et dans la société entière. Il semble qu’il y ait une certaine façon d’être au monde pour une femme, qu’elle soit ignorante ou cultivée, résignée ou en lutte, ménagère et/ou écrivaine. Quand elle agit, elle doit en faire un peu plus, quand elle parle, elle doit en dire un peu moins, il y a toujours « quelque chose de pourri dans le royaume …». Peut-être pour quelques-uns  le mieux serait-il qu’elle se taise, quant aux autres ils ne s’en apercevraient pas. Ainsi malgré l’accès que j’ai pu avoir aux études, malgré des années de professorat et une œuvre de poète, j’ai souvent senti n’avoir pas vraiment droit à la parole et encore moins à l’erreur, j’en ai souffert et j’ai eu peur. Comment en serait-il autrement ? Sans doute, les femmes féministes de ma génération ont encore trop admiré ou haï ceux qui établissaient les codes et distribuaient la parole : il y a une hiérarchie dans la vie, me répétait mon père qui, pour l’imposer, s’y connaissait.  Combien de repas de famille ou entre amis ai-je passé, à écouter les hommes discuter des choses importantes, travail argent et politique, ou bien littérature, art et philosophie, pendant que les femmes servaient à table et acquiesçaient aux opinions de celui qui ne pensait jamais à  leur demander les leurs. D’ailleurs dans ma jeunesse on leur conseillait assez vite d’aller à côté avec les enfants pour « papoter », plusieurs étant excédés d’être interrompus  «  pour rien » dans leur conversation. La plupart se pliait à l’injonction et il n’y avait guère qu’une cousine plus cultivée pour protester. On raillait en cœur l’intellectuelle et on plaignait son mari qui devait aider au ménage. En faculté, même après mai 68, les étudiants « tenaient le crachoir » militant, et pendant les cours les professeurs les laissaient parler. Les filles, mots confinés,  faisaient les petites mains pour le café ou les banderoles et tremblaient dans les amphis lors des exposés. On leur décernait quelques remarques ironiques ou étonnées sur leur prestation puis, en passant, on les félicitait aussi de leur beau sourire. Comme moi, mes amies ont craint de ne pas réussir. La menace de devoir « arrêter » a hanté mes années de lycée. Après avoir réussi les IPES et signé le contrat de dix ans, j’étais triste d’une liberté déjà entamée mais soulagée : le pire, vécu par ma mère, était évité. 

     Plus tard j’ai connu les soirées d’intellectuels où les hommes exposaient leurs idées, parlaient de leurs œuvres, débattaient de littérature, sans que les jeunes femmes présentes ne puissent intervenir. Au mieux leur temps de parole était compté. Nous étions, comme nos mères, vouées à l’écoute et dévouées aux amants, amis ou frères. Et même si nous étudions lisions et pensions aussi bien qu’eux, ils étaient sans crainte. Comment aurions-nous pu avoir leur confiance et prendre leur place ? Libérer ma voix en ouvrant la voie de l’écriture ne fut pas une mince affaire.  Ma poésie, je me souviens, on l’a notée comme mes copies et certains ne l’ont jamais reconnue.  Les grands écrivains étaient à une majorité écrasante des hommes et les jeunes hommes en apprentissage étaient avec eux nos « maîtres ». Comme Emily Dickinson, un siècle après, j’avais tendance à le croire. Mais je me souviens de nos rires moqueurs qui  sous-tendaient la révolte quand avec une amie nous avions découvert avoir été conviées à la rencontre  du « grand écrivain » venu de Lyon pour « faire les potiches » et servir le thé. Tout l’après-midi il ne s’est adressé qu’à nos compagnons. Aucun d’eux n’en fut choqué et nous avions amèrement regretté de ne pas avoir imposé notre présence. J’avais 25 ans, les revues étaient la chasse gardée des hommes et je dus attendre de découvrir Sorcières pour avoir la chance d’être publiée. Celle-ci, créée par Xavière Gautier, voulait faire entendre la parole confinée, la création étouffée des femmes. Pour elles publier de la poésie dans les années soixante-dix était une gageure, elle l’est demeurée longtemps. Les catalogues des éditeurs en témoignent par la nomination. Encore maintenant, et malgré tant d’écrivaines qui ont fait leurs preuves, les grandes anthologies poétiques et les collections prestigieuses comportent un nombre dérisoire de femmes. Et je me rappelle cet  éditeur courtisé, s’exclamant au Marché de la poésie devant un parterre de poètes dont j’étais, qu’il n’existait pas de « vraies poétesses » en France. Aucun poète présent ne l’a contredit. Seules deux ou trois femmes ont protesté en  murmurant quelques « noms » incontestables. Le sentiment d’infériorité, la muflerie sont intériorisés depuis si longtemps, notre aliénation aussi. Des lectrices ne m’ont-elles pas félicitée un jour pour mon écriture métaphysique et à portée universelle, «  rare chez les femmes dont la poésie est d’habitude si mièvre et si étroite ! ». D’ailleurs, j’en ai eu une illustration quand j’ai récemment osé publier mon deuxième recueil sur l’enfance. Même des initiés se sont étonnés : « Mais quelle idée de parler de grands-mères et de bébés dans vos poèmes, tu vas faire fuir tes lecteurs !».

    Si je tremble toujours un peu avant les lectures publiques, si je me tais encore beaucoup dans les soirées, si j’ai gardé tendance à ne pas me sentir « à la hauteur », j’ai conquis de haute lutte, grâce à mes livres et à ceux des autres, la liberté de ma parole : dans mes mots courent les mots de tant de femmes qui se sont tues. Dans le sang et le miel de ma poésie coulent les voix empêchées de ma mère, de mes grands-mères, et celles de la sororité, vécue ou rêvée, dont on parlait à Sorcières. Je n’ai désormais plus rien à craindre, la poésie m’accompagnera, aussi longtemps que la vieillesse qui arrive le permettra. J’ai écrit pour aller vers une lumière, réparer les blessures de l’enfance et de la jeunesse en tentant de briser quelques chaînes avec les mots. Déconfiner nos voix de femmes est un vœu perpétuel.

Sylvie FABRE

 

 

Vous pouvez retrouver des textes et des indications bibliographiques sur l'oeuvre de Sylvie Fabre

dans les pages numériques de Terres de Femmes